« Nous avons besoin de politiques ambitieuses et d’Etats de droit pour arrêter la déforestation mondiale »

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Les crédits carbone « souverains » sont le sujet majeur du Sommet des trois bassins forestiers tropicaux de la planète, qui se déroule à Brazzaville du jeudi 26 au samedi 28 octobre. Certains Etats, notamment ceux du bassin du Congo, se présentent comme des « absorbeurs nets » de CO2, puisque leurs forêts pompent, selon eux, plus de dioxyde de carbone qu’ils n’en émettent. Pour ce service rendu à la planète, ils souhaiteraient être rémunérés. Ce que leur permet théoriquement la vente de crédits carbone.

Mais ils peinent aujourd’hui à percevoir la plus grande part de la rente financière issue des crédits générés sur leur territoire. Le Gabon, par exemple, n’est pas parvenu, jusqu’à présent, à écouler sur le marché volontaire les 90 millions de crédits carbone « souverains » qu’il revendique. La raison est connue : à ces crédits vendus par les Etats, les investisseurs préfèrent ceux issus de projets de compensation carbone d’initiative privée, sur lesquels ils ont une meilleure visibilité. Certes, les pays concernés imposent souvent aux projets des partages des bénéfices de la vente. Mais ils ont le sentiment de ne récupérer que des « miettes ».

Ils se sentent d’autant plus lésés qu’un mécanisme international, baptisé REDD+ (Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation), a été instauré sous l’égide de l’ONU pour inciter les pays en développement à réduire la déforestation. L’augmentation du stock de carbone grâce aux absorptions de CO2 par les forêts constitue également, sous certaines conditions, une activité éligible, pouvant permettre de vendre des crédits carbone.

Le bassin du Congo, dernier « absorbeur net » ?

Le problème, c’est que les données pouvant confirmer qu’un pays est bien un « puits de carbone » sont empreintes d’un très grand niveau d’incertitude. Selon les modèles et les publications scientifiques, les estimations des absorptions de dioxyde de carbone par les forêts sont extrêmement variables. Une des études les plus récentes, parue dans Nature Climate Change, indique que pour les forêts tropicales, les « absorptions nettes » seraient de 1,7 gigatonne équivalent CO2 (Gt CO2e) en moyenne par an sur la période 2010-2019. Mais il convient de noter que ce résultat est assorti d’une marge d’erreur estimée à plus ou moins 8 Gt CO2e.

La forêt amazonienne ne serait plus, ou plus pour longtemps, absorbeuse nette mais source nette d’émissions. Les forêts d’Asie du Sud-Est, elles, auraient déjà basculé depuis plusieurs années du fait de la déforestation et de la dégradation des massifs. Seul le bassin du Congo serait encore absorbeur net. Il n’est donc pas sûr que les pays amazoniens et du Sud-Est asiatique se retrouvent dans la revendication de rémunérations pour des absorptions nettes. La tentative de mettre en place un « OPEP des forêts », annoncée par la République démocratique du Congo (RDC), le Brésil et l’Indonésie à la COP27 de Charm El-Cheikh, en novembre 2022, pourrait tourner court, faute de stratégies convergentes sinon de véritable intérêt commun.

Quoi qu’il en soit, fonder un dispositif de crédits souverains sur des estimations aussi incertaines semble particulièrement hasardeux, sans compter le problème de la non-permanence de la séquestration du carbone dans les forêts, alors que le temps de résidence dans l’atmosphère du CO2 émis (et sa contribution au réchauffement) peut aller jusqu’à un millier d’années. En outre, l’idée que les politiques présentes et passées des gouvernements des pays seraient à l’origine des absorptions nettes est assez discutable.

Les mécanismes internationaux comme REDD+ ne visent pas à « payer pour les services rendus par les écosystèmes », mais à rémunérer les pays pour des efforts de conservation des forêts liés à des politiques et des mesures débouchant sur des résultats (essentiellement la baisse de la déforestation). La difficulté étant de pouvoir imputer un résultat (par exemple, la baisse de la déforestation) à des politiques ou des actions de gestion spécifiques, et non aux circonstances. Les acteurs potentiellement bénéficiaires des rémunérations, que ce soient des Etats ou des projets carbone forestiers, tirent parti de cette difficulté pour vendre des crédits carbone issues d’« émissions évitées » souvent discutables, comme différentes études l’ont montré.

Enrayer les moteurs de la déforestation

Pour donner un minimum de crédibilité à ce mécanisme, on ne peut pas se contenter d’un « résultat » qui peut parfois n’être qu’une destruction moindre qu’anticipée par un scénario invérifiable. Il faut établir les relations de cause à effet entre le résultat constaté et les politiques publiques mises en œuvre pour l’obtenir. Si, par exemple, la baisse de la déforestation est liée uniquement à la baisse du prix de l’huile de palme ou du soja, est-il judicieux de « récompenser » un pays, indépendamment de la qualité de ses politiques ?

Verser de manière inconditionnelle des « rentes écologiques » aux Etats en achetant leurs crédits carbone forestiers n’est pas la solution. Arrêter la déforestation n’est possible que si les pays les plus riches investissent massivement aux côtés des pays forestiers du Sud dans le renforcement institutionnel et l’évolution du système économique, afin de pouvoir maîtriser les causes directes et indirectes de la dégradation forestière et de la perte de biodiversité. Cela peut passer, par exemple, par l’intensification écologique des pratiques agricoles, la clarification des droits de propriété sur les terres, une application plus rigoureuse des lois, ou la création d’alternatives aux activités qui dégradent l’environnement.

L’investissement nécessaire n’exclut pas des transferts financiers destinés à inciter les pays à adopter des politiques visant à protéger leurs forêts. Mais les seuls critères appropriés pour ces transferts devraient alors être la qualité et la cohérence des politiques publiques qui ont potentiellement des impacts sur les écosystèmes naturels, et les efforts de mise en œuvre effective sur le terrain.

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Attirer des financements internationaux, tant publics que privés, suppose une forte crédibilité des Etats. Miser sur une rémunération inconditionnelle des services écosystémiques, sans la mise en œuvre de politiques publiques courageuses pour enrayer les moteurs de la déforestation dans les grands bassins forestiers, risque de s’avérer décevant. Or c’est bien de politiques ambitieuses et d’Etats de droit que nous avons besoin pour arrêter la déforestation mondiale et lutter efficacement contre le dérèglement climatique.

Alain Karsenty est économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad).

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