Muriel Barbery : «La majorité de nos maux viennent de notre incapacité à changer le récit que nous tenons sur nous-mêmes»

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INTERVIEW – Autour d’un défunt, les proches se dévoilent. Dans Thomas Helder, un huis clos au cœur de l’Aubrac, l’écrivaine brouille les frontières entre la vie et la mort.

Dans son nouveau roman, Thomas Helder, Muriel Barbery quitte le Japon d’Une rose seule (dont paraît une adaptation BD chez Rue de Sèvres) et d’Une heure de ferveur pour l’Aubrac, où se tient une cérémonie en l’honneur d’un défunt, l’écrivain néerlandais Thomas Helder, qui réunit tous ceux qui l’aimèrent. Margaux s’y joint, qui prit la fuite pour des raisons mystérieuses des années plus tôt et s’en revient aujourd’hui, en quête de pardon peut-être… 

À la croisée de James Joyce et d’Ingmar Bergman, l’auteure de «L’Élégance du hérisson» signe un texte à la forme épurée et à la phrase suprêmement élégante, un ouvrage tout en ellipses et en aphorismes qui se concentre sur le duel verbal entre Margaux, architecte travaillant le silence et le vide, et son ami Jorg, fin stratège politique et frère du disparu, auquel viennent s’agréger les dialogues avec d’autres personnages, parents et amis. Entretien autour de ce qui sépare et relie les vivants et les morts, l’amour et l’amitié, l’innocence et la corruption, et sur la magie des lieux et ce que peuvent les romans.

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Madame Figaro . – Après deux romans « japonisants », vous nous emmenez dans l’Aubrac et à Amsterdam. Pourquoi ?
Muriel Barbery. – J’ai renoncé au Japon, parce que c’était devenu un territoire trop familier, trop confortable, et qu’il m’est impossible d’écrire quelque chose qui m’apprenne quoi que ce soit si je reste dans une zone de confort littéraire. Or, j’écris avant tout pour apprendre et comprendre – c’est la raison pour laquelle mes livres sont si différents les uns des autres, d’ailleurs. L’inspiration japonaise n’a pas disparu : les concepts de Margaux en termes d’architecture sont nourris du Livre du thé, de Kakuzo Okakura, avec cette idée que, dans la chambre de thé japonaise, on voit l’invisible, on entend l’inaudible, et que s’y dévoilent des vérités qui n’auraient pas pu se dévoiler ailleurs. C’est aussi le lieu de l’asymétrie, du silence et de la transparence. Certains lieux naturels ou conçus par l’homme peuvent nous amener à envisager notre vie de façon radicalement différente. Je l’ai expérimenté au Japon, et j’ai voulu retranscrire ce sentiment, mais en l’ancrant en Aubrac, terre de silence et de vide où mon mari a une maison de famille… Quant à Amsterdam, j’y ai vécu trois ans, et j’ai pareillement le sentiment que l’architecture de la ville, la présence de la nature en son sein, de la végétation et de l’eau, et l’omniprésence de l’art accomplissent le même miracle. Certains endroits, à la fois dépouillés et puissamment poétiques, révèlent l’essence de l’existence.

Unité de lieu avec cette demeure de l’Aubrac, unité de temps avec cette nuit enneigée, unité d’action avec ce duel verbal… Avez-vous été influencée par le théâtre ?
On pourrait le penser, d’autant qu’il y a beaucoup de dialogues et peu de descriptions, mais ce n’est pas le cas. La nouvelle de James Joyce dans «Gens de Dublin» intitulée «Les Morts» m’a servi de modèle. J’ai toujours été fascinée par cette ronde de personnages très divers qui se réunissent pour réveillonner, et dont on découvre les personnalités, les affres, le quotidien. Aux trois quarts de la nouvelle, une femme raconte à son mari qu’autrefois elle a été aimée d’un jeune homme, mort peu après de la tuberculose. Elle s’endort, lui demeure avec cette révélation qui le transforme à jamais. Joyce se revendiquait d’une littérature de l’épiphanie, il voulait saisir les moments de bascule, les changements subtils qui vont transformer un être. Ici, Margaux s’en revient pour converser avec les fantômes de son passé : au sein du huis clos se dessine le portrait d’un absent, Thomas, et une métamorphose profonde s’opère…

Quel était pour vous le fil rouge du roman ? L’amitié ?
Oui, dans «Une heure de ferveur», le personnage principal était un homme épris d’amitié, et dans «Thomas Helder» il est question de l’amitié par-delà la mort, puisque le défunt a été l’ami de Margaux, l’ami de Jean – le frère de Margaux – et même l’ami de son propre frère, Jorg. J’avais envie d’explorer la manière dont l’amitié continue de se déployer avec les absents. Pour accueillir un ami qui n’est plus là, il faut faire le vide en soi, être capable de s’absenter de soi-même pour pouvoir communier avec l’autre. Sans doute est-ce pour cela que Thomas est un romancier, celui dont le travail consiste à s’oublier pour devenir quelqu’un d’autre. Pendant longtemps, j’ai repoussé l’idée de faire figurer un personnage d’écrivain dans mes propres romans, pensant que cela risquait de relever d’une sorte d’écho narcissique, de mise en scène de soi. Mais là, cela s’imposait. L’autre fil rouge était la frontière ténue qui sépare les vivants et les morts, j’ai le sentiment de plus en plus clair que j’écris aussi pour parler à des morts qui m’écoutent, et je l’ai mis en scène dans ce texte-ci.

Pendant longtemps, j’ai repoussé l’idée de faire figurer un personnage d’écrivain dans mes propres romans, pensant que cela risquait de relever d’une sorte d’écho narcissique

Muriel Barbery 

Vos personnages ont tous failli par rapport à leurs idéaux…
Ils ont tous rêvé d’une forme d’innocence et de pureté, et ont tous échoué. «Une gourmandise», mon premier roman, faisait le portrait d’un homme de pouvoir, et je savais que la question du pouvoir et de son impossible exercice – ici incarnée par Jorg – reviendrait. Jorg n’est pas cynique pour autant. Je voulais tenter de comprendre ce que le pouvoir fait aux hommes, surtout quand ils sont de bonne volonté. Jorg, Thomas, Jean, tous sont confrontés à cette impossibilité de l’exercice du pouvoir, qui impose le compromis avec les autres et avec soi. Et justement : jusqu’où peut-on aller dans le compromis ? À quel moment se renie-t-on ? Ces questions vont de pair avec un autre thème clé de «Thomas Helder» : l’histoire qu’on se raconte sur soi-même. Je suspecte que la majorité de nos maux viennent de notre incapacité à changer le récit que nous tenons sur nous-mêmes. Elle fige les identités, empêche de grandir et de prendre en compte l’altérité. Plus l’histoire qu’on se raconte sur soi-même est éloignée de la réalité, plus on souffre, plus on est prêt à infléchir cette vision de soi, plus on se montre souple, mieux ça va. Le roman s’attache à des êtres confrontés à la nécessité de modifier l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes. Certains y parviennent, d’autres pas.

Dans «Thomas Helder», il est question du roman comme d’une «certaine densité de la vie». Est-ce également votre vision de la littérature ?
C’est une expression que j’ai empruntée à Milan Kundera – en réalité, il écrit «une soudaine densité» – et c’est une conception que je partage. Le roman est une vie à côté de la vie, qui tente de la capter et induit de ce fait cristallisation, épaisseur, densité. J’écris – et je lis – pour apprendre et comprendre ce et ceux qui m’entourent. Les romans donnent à voir la vie de façon incroyablement ramassée, allant au-delà de l’anecdote pour dévoiler la trame des choses. C’est ce que je cherche à faire, avec la beauté en guise de bras droit. La beauté du monde et celle de l’art, qui n’ont rien à voir avec la joliesse, sont de puissantes révélatrices de cette densité. 

«Thomas Helder», de Muriel Barbery, Éd. Actes Sud, 192 p., 19,50 €.
Patrice Normand / sp



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