La dette morale pire que la dette financire

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Elyes Chaouachi, fils du politicien injustement emprisonné Ghazi Chaouachi, a écrit une longue lettre ouverte samedi dernier adressée aux enfants des magistrats responsables des arrestations abusives dont sont victimes plus d’une vingtaine d’hommes et femmes politiques.

La lettre de M. Chaouachi Jr, réfugié à l’étranger étant lui-même poursuivi par le régime de Kaïs Saïed, n’a pas été relayée par les médias, y compris Business News, puisque cela exposerait son diffuseur à une incarcération immédiate. Elle n’a pourtant rien de diffamant, ni d’offensant, elle rappelle juste une vérité historique consistant à ce que tout acte répréhensible et tout crime finissent par être payés, tôt ou tard. Appelons-ça la justice d’Allah, le karma, la destinée ou la fatalité, peu importe, l’essentiel est que tout bourreau finit par payer pour ses forfaits. C’est une évidence maintes fois démontrée dans l’Histoire des peuples à travers les siècles et bien prouvée dans l’Histoire de la Tunisie de ces 75 dernières années.

Nos anciens bourreaux ne sont pas tous morts et on ne lit pas leurs forfaits et leurs châtiments dans les livres d’Histoire. Plusieurs parmi eux sont encore là et vivent comme des pestiférés, rejetés par la société, voire par leurs familles. De ces « pestiférés » d’hier, il y a des politiciens, mais aussi des magistrats, des tortionnaires et des seconds couteaux.

La lettre de M. Chaouachi Jr interpelle et incite à la réflexion. Comment se fait-il que les politiciens et les magistrats du régime Kaïs Saïed n’aient rien retenu de l’Histoire toute récente de la Tunisie. On ne leur demande pas de lire les livres d’Histoire des siècles passés dans les autres pays, on leur demande juste de parcourir ce qui s’est passé en Tunisie durant les dernières décennies.

Qu’ils regardent ce qui est arrivé à la famille beylicale en 1957, qu’ils se remémorent comment est fini Habib Bourguiba en 1987, qu’ils voient comment ont été traités les caciques de Ben Ali en 2011 et qu’ils observent ce qu’endurent aujourd’hui les dirigeants de la troïka.

Entre 2024 et 1957 il n’y a que 67 ans et, pourtant, c’est la même rengaine qui se répète et se répète encore. Le nouveau régime chasse par la force le régime qui le précède et entreprend des actions vengeresses et extrajudiciaires contre lui. Au lieu de construire une ère nouvelle, chacun de ces nouveaux régimes perd du temps et de l’énergie à ressasser le passé et à se délecter de sa torture morale. 67 ans, c’est tout récent et ce n’est rien dans la vie d’une nation et, pourtant, nos dirigeants actuels et anciens sont incapables d’en tirer les leçons.

Bourguiba avait besoin de rompre avec le passé parce qu’il a ramené l’indépendance et avait besoin de bâtir une toute nouvelle république à l’opposé de la monarchie. Mais avait-il besoin d’humilier les beys ? L’Histoire montre qu’il a fauté et n’avait pour excuses que l’ignorance, l’absence d’exemples récents et toute une vague d’indépendances, suivies d’actions vengeresses, à cette époque.

Zine El Abidine Ben Ali, tout comme Moncef Marzouki, n’avaient aucune excuse pour commettre la même faute.

En 2011, plusieurs médias dont Business News, ont averti sur le danger d’entreprendre des actions vengeresses extrajudiciaires contre les hommes de Ben Ali, flanqués des surnoms dégradants d’« azlem » et de « collabos » par les islamistes et, surtout, par les membres du CPR, parti de Marzouki.

Le premier à avoir attiré l’attention sur le danger d’une telle entreprise vengeresse est feu Nelson Mandela, Prix Nobel de la Paix, grand militant et président de l’Afrique du Sud. Ce grand homme a passé 27 ans dans les prisons de l’Apartheid et, pourtant, a choisi de tourner la page et de pardonner ses tortionnaires afin d’aller de l’avant.

La leçon de feu Mandela, tout comme les leçons de l’Histoire, ont été moquées par Moncef Marzouki, Sihem Ben Sedrine et les islamistes qui ont préféré la vengeance à la justice et la revanche à la paix.

En 2011, la Tunisie a vécu une révolution ou, si vous préférez, un tournant majeur dans son Histoire. C’était l’occasion de bâtir un pays nouveau sur la base de ce qui est déjà construit. Au lieu de cela, les dirigeants de la troïka ont lancé une chasse aux sorcières contre les politiciens, les journalistes, les magistrats, les forces de l’ordre, les avocats et les hommes d’affaires. Plutôt que de chercher à construire, ils ont cherché à démolir. Plutôt que d’unir, ils ont divisé. Plutôt que d’inviter chaque Tunisien à mettre sa pierre dans l’édifice, ils ont racketté les uns et stigmatisé les autres.

Le mal qu’ont fait Moncef Marzouki, Sihem Ben Sedrine et les islamistes à la Tunisie est incommensurable. Ils ont détruit, ils ont clivé, ils ont sali, ils ont fait perdre au pays une occasion en or qui ne vient que tous les trois ou quatre siècles.

Moncef Marzouki est en exil, comme un maudit et n’est reconnu que par quelques étrangers naïfs ou intéressés. Sihem Ben Sedrine est terrée chez elle comme une pestiférée, la peur au ventre d’être arrêtée. Les islamistes, à leur tête Noureddine Bhiri, premier fossoyeur de la justice après la révolution, croupit en prison tout comme ses patrons Rached Ghannouchi et Ali Larayedh.

Oublions ces maudits et ces pestiférés et regardons nos actuels dirigeants. Que font-ils ? Kaïs Saïed a fait appel à la justice militaire pour attaquer ses adversaires, exactement comme ont fait à leur époque Moncef Marzouki, Zine El Abidine Ben Ali et Habib Bourguiba. Il viole la constitution et pond des lois sur mesure (s’il ne les viole pas), exactement comme ses prédécesseurs. Sa ministre de la Justice est en cabale contre les adversaires du régime, exactement comme ses prédécesseurs au département. Elle a des magistrats à sa solde, tout comme ses prédécesseurs et les médias publics sont redevenus propagandistes comme aux époques de Bourguiba et de Ben Ali.

Aucun de ces gens-là n’a retenu les leçons du passé et ils sont à mille lieues de la précieuse leçon de Mandela.

Les dirigeants d’aujourd’hui vont finir par payer pour leurs forfaits exactement comme les dirigeants d’hier, parce que les dirigeants de demain, eux non plus, ne vont pas retenir la leçon.

Et c’est tout naturel, car les crimes que sont en train de commettre les caciques du régime Kaïs Saïed sont impardonnables d’autant plus qu’ils n’ont aucune bonne chose à faire valoir contrairement à Bourguiba (qui a bâti l’État moderne), à Ben Ali (qui a poursuivi l’œuvre et maintenu l’équilibre) et la troïka (qui a jeté les premières pierres de la démocratie).

« L’Histoire est encore plus rancunière que les hommes », dixit Nikolaï Karamzine. De régime en régime, d’une dictature à une autre, la Tunisie est en train de perdre des décennies dans l’injustice, la vengeance aveugle et les règlements de compte. Au lieu de construire sur la base de ce qu’a fait l’autre, chaque régime prend un malin plaisir à détruire son prédécesseur et ce qu’il a construit. Il y a chaque fois une dette morale à payer et celle-ci est pire que la dette financière, car impossible à effacer.

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