Des Brontë à Venus et Serena Williams, qu’est-ce que signifie «être sœurs» ?

Partager


FIGAROVOX/ENTRETIEN – Dans Le château de mes sœurs, qui parait ce vendredi, l’essayiste Blanche Leridon retrace l’histoire des fratries féminines et développe une réflexion sur une réalité relativement ignorée par les féministes.

Blanche Leridon est essayiste, directrice éditoriale de l’Institut Montaigne, et enseignante à Sciences Po. Elle publie Le château de mes sœurs. Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines (Éditions Les Pérégrines, 2024). et 


FIGAROVOX. – Votre livre traite des fratries féminines dans l’histoire, la fiction, mais aussi le quotidien. Vous racontez faire vous-même partie d’une lignée de sœurs. Comment est née cette réflexion ?

Blanche LERIDON. – Le point de départ de ce livre c’est l’absence de mot pour qualifier la relation qui nous lie mes sœurs et moi, ou qui lie de manière générale les sœurs entre elles. Toutes les trois, nous formons une «fratrie», un mot qui n’a pas de déclinaison au féminin. Alors, à défaut du mot, j’ai voulu écrire un livre pour raconter leur histoire et montrer comment la littérature, le cinéma, ou encore la pop culture s’étaient emparé de ces figures. J’emprunte des références tous azimuts, des huit filles de Louis XV aux sœurs Kardashian, des sœurs Ingalls de La Petite Maison dans la prairie, aux sœurs Serena et Venus Williams. En effet, j’ai grandi avec mes sœurs, mais j’ai aussi grandi avec des modèles fictifs de sœurs. Or, ces modèles m’ont souvent paru éloignés de la réalité, de notre réalité. Ce décalage a participé à ma prise de conscience. J’ai souhaité montrer que nombre de ces représentations, souvent enjolivées ou simplifiées, relevaient du mirage. La réalité des relations entre sœurs est infiniment plus complexe et nuancée que l’image lisse, douce et policée des petites filles modèles. Enfin, les figures de sœurs sont relativement – et injustement selon moi – absentes de la grammaire féministe contemporaine. Alors que l’on trouve parmi elles toute une panoplie d’exemples inspirants. Sans se situer dans une démarche essentialiste, les sœurs ont beaucoup à nous apprendre.

Vous avez intitulé votre ouvrage Le château de mes sœurs . Pourquoi avoir choisi l’image du château pour symboliser la fratrie féminine ?

Le château de mes sœurs est d’abord une référence à Marcel Pagnol qui, avec La gloire de mon père et Le château de ma mère , a construit un grand récit familial. Pagnol écrivait dans le premier tome de ses souvenirs d’enfance qu’il voulait composer «une petite chanson de piété filiale», j’aime beaucoup cette expression et je voulais l’appliquer aux sœurs. 

Je tenais aussi à leur offrir un bâtiment à leur hauteur, de leur envergure. Je montre dans le livre comment les fratries féminines ont longtemps été assimilées à une forme d’anomalie, un fardeau. Un stigmate encore présent dans certaines sociétés comme en Chine où, jusqu’à la levée de la politique de l’enfant unique, les familles redoutaient d’avoir des filles : elles représentaient une contrainte financière et sociale pour leurs parents. C’est le cas aussi en Inde avec le système de dot. Je souhaitais renverser ce que j’appelle «le paradoxe de la multitude» : plus les filles sont nombreuses, plus elles sont indésirables, et plus la situation devient préjudiciable pour leurs familles. De Jane Austen à l’auteur japonais Tanizaki, les fratries féminines pléthoriques, privées de fils, ont souvent été assimilées à une forme d’échec et d’inéluctable déclassement. Ce livre est une revanche pour toutes ces sœurs. L’image du château montre que les fratries féminines peuvent bâtir des empires et qu’elles peuvent incarner une forme de puissance. C’est une image réjouissante.


Nier l’existence de la rivalité serait une bêtise, mais en faire l’alpha et l’oméga des relations entre sœurs est une erreur.

Blanche Leridon

Vous consacrez tout un chapitre à la «force créatrice » des fratries féminines, c’est-à-dire à la naturelle créativité qui émergerait d’une lignée de sœurs. Comment décririez-vous cette «force créatrice » ?

Ce thème m’interrogeait. Quelle place occupe l’inspiration mutuelle entre sœurs ? Et quelle place occupe la rivalité dans ce processus de création ? Où devons-nous placer le curseur entre ce qui relève de l’inspiration et ce qui relève de la concurrence ? Là encore, la fiction a voulu mettre, à tort, l’accent sur le second volet. La question jalonne tous les exemples de sœurs célèbres que je cite dans mon livre. J’y ai découvert des duos formidables, qui démontrent toute la complexité de cette question. Je pense à celui que forment Hélène et Simone de Beauvoir – Hélène était peintre, et c’est sa grande sœur Simone qui l’a toujours soutenue pour qu’elle puisse embrasser sa vocation d’artiste, contre l’avis initial de leurs parents. Mais leur relation n’en était pas moins complexe, jamais linéaire, et chacune surveillait prudemment son périmètre – pour Simone celui du combat féministe par exemple. 

Je pense aussi à Vanessa Bell, la sœur de Virginia Woolf, qui était une très grande peintre, membre du célèbre mouvement de Bloomsbury. C’est toutes les deux, dans l’enfance, qu’elles ont forgé leur esprit créatif, quand elles restaient seules à la maison pendant que leurs frères allaient à l’école. Virginia à son pupitre, Vanessa à son chevalet. Mais là encore tout n’a jamais été rose entre les deux sœurs. Ne pas fantasmer mais ne pas diaboliser non plus. Le cas des sœurs Brontë enfin est certainement le plus emblématique du genre, trois sœurs écrivains de génie, qui ont révolutionné la littérature en leur temps, dont l’écriture a commencé par le jeu, recluses – avec leur frère Branwell, que l’histoire a souvent oublié – dans leur manoir de Haworth.

Vous étudiez aussi l’éventuelle rivalité qui existe entre sœurs, dont elles peuvent se prémunir en «restant chacune dans leur périmètre », selon vos mots. À quoi correspond cet arrangement «tacite » ? Peut-on observer le même phénomène chez les fratries masculines ou mixtes ?

La question de la rivalité est intrinsèquement liée à celle de la création. Dans l’imaginaire collectif, deux sœurs sont nécessairement rivales. Elles se battent pour l’amour d’un père, d’un amant, d’une mère. Sur le rapport au père, notamment, pensons aux deux filles du Père Goriot ou à celles du Roi LearNier l’existence de la rivalité serait une bêtise, mais en faire l’alpha et l’oméga des relations entre sœurs est une erreur qui me paraît plus préjudiciable encore. C’est un raccourci intellectuel qui ne permet pas de s’intéresser aux autres facettes de leurs relations, infiniment plus riches et complexes. On a construit et accentué de manière souvent artificielle et trompeuse cette rivalité présumée entre sœurs. Renverser cette logique est important, d’autres s’y sont attelées avant moi, en particulier s’agissant de la rivalité plus large entre femmes. Quant aux fratries mixtes, le «choix du roi», c’est-à-dire une fratrie composée d’un garçon puis d’une fille, a toujours été considéré comme la meilleure configuration possible pour des parents. Elle exonérerait la fratrie de toute concurrence. La fratrie Manaudou en est un bon exemple. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un journaliste de demander à Florent Manaudou s’il est jaloux de sa sœur. Les fratries de frères ou mixtes seraient construites sur des bases plus saines, exonérées de toute jalousie, ce qui n’a en réalité aucun fondement.


Grandir dans un collectif soudé vous livre les clés de l’indépendance et vous prémunit contre toute peur de la solitude.

Blanche Leridon

Dans cet ouvrage, vous parlez aussi de vous et dites : «Cette indépendance et cette solitude ne sont pas le rejet du collectif dans lequel nous avons grandi, bien au contraire. Elles en sont, pour moi, la résultante ». En quoi le collectif permet-il l’émancipation des femmes ?

Grandir dans un collectif soudé vous livre les clés de l’indépendance et vous prémunit contre toute peur de la solitude. Cette idée n’est certainement pas exclusive aux fratries féminines. Une fratrie permet de se sentir toujours accompagné, soutenu. Cela peut paraître contre-intuitif, mais elles ne créent pas une dépendance à l’autre, elles vous en exonèrent, car vous avez toujours la certitude que cet autre – la sœur ou le frère – sera toujours là. Dans mon cas, mes sœurs sont toujours là sans être là. Pour le livre, j’ai mené des entretiens avec plusieurs femmes issues de fratries : elles m’ont toutes confirmé mon impression. Une fratrie est un cadeau considérable, qui prémunit contre une trop grande solitude. En ce sens, la relation avec un frère ou une sœur diffère du rapport aux parents. La relation avec les parents est hiérarchique et horizontale, là où le rapport aux sœurs et frères reste vertical. Les parents jouent un rôle rassurant pour l’enfant, ce qui ne l’incite pas forcément à prendre son indépendance. La figure de la sœur ou du frère offre un autre idéal de sociabilité, et d’autres garanties de confort et de stabilité.

Pour illustrer votre réflexion, vous citez quasi systématiquement des personnages fictifs issus de livres, de films ou encore de séries. Quel rôle joue la fiction dans la perception des fratries féminines ?

La fiction joue un rôle absolument déterminant, car c’est elle qui façonne vos imaginaires, balise vos représentations, en particulier dans l’enfance et à l’adolescence, périodes de construction et de quête de soi. Or, s’agissant des fratries féminines, la fiction a eu tendance à les enfermer dans une représentation réductrice de petites filles modèles, éthérées et désirables, parfois espiègles et jalouses. C’est en construisant d’autres modèles que l’on peut montrer que d’autres comportements, d’autres voies sont possibles. Beaucoup de modèles alternatifs ont émergé ces dernières années, j’en évoque certains des plus stimulants dans mon livre. Je pense à la série Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, au roman La petite dernière de Fatima Daas ou, beaucoup plus mainstream mais déterminant selon moi : La Reine des neiges  ! L’un des plus gros succès mondiaux de Disney au box-office, dont le dénouement n’est pas celui d’une princesse sauvée par son prince, mais d’une princesse sauvée par sa propre sœur, avec des personnages masculins qui occupent des rôles subalternes. C’est une petite révolution qui peut faire évoluer les mentalités et les représentations. Souhaitons qu’il y en ait d’autres.

Le château de mes sœurs. Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines, Blanche Leridon, Éditions Les Pérégrines, 240p., 20€.
Éditions Les Pérégrines



#Des #Brontë #Venus #Serena #Williams #questce #signifie #être #sœurs

Source link

Home

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut